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Charles-Marie Widor, Dix symphonies pour orgue, Volume III, contenant la neuvième symphonie « Gothique » et la dixième symphonie « Romane » dans une nouvelle édition revue et adaptée par Luc Dupuis.

 

L’éditeur Luc Dupuis s’est attelé à l’énorme tâche de réaliser une édition entièrement nouvelle des symphonies pour orgue de Charles-Marie Widor. Il justifie l’urgence de cette nouvelle édition par le fait que, du vivant du compositeur, les dix symphonies ont fait l’objet de plusieurs éditions entre 1872 et 1929. Il affirme que ces éditions comprenaient de nombreuses versions révisées et corrigées, en particulier dans le cas des premières symphonies. Il explique que son processus éditorial a dû en tenir compte, notamment parce que tous les manuscrits originaux, à l’exception de la Symphonie Romane, ont été perdus et que, de son point de vue, les éditions originales contenaient un nombre énorme d’erreurs et d’inexactitudes, qui laissent l’interprète avec une multitude de questions et, dans de nombreux cas, le conduisent vers des « impasses » musicales. Il a également expliqué que, parfois, Widor lui-même n’était pas particulièrement clair ou minutieux dans sa préparation du manuscrit.

 

Les longues notes de Dupuis après l’avant-propos de Widor sont très bien pensées et informatives. Il aborde un certain nombre de domaines qui sont d’une importance fondamentale pour comprendre l’interprétation non seulement de la musique de Widor, mais aussi de la musique symphonique française en général.

 

En particulier, Dupuis parle du concept de legato absolu, établi par Lemmens et adopté par son disciple, Charles-Marie Widor. Dupuis soutient que lorsqu’on voit une liaison dans les premières éditions de la partition (ou une multitude de liaisons), cela n’implique pas nécessairement que l’on doive articuler après chacune de ces phrases, là où il y a une rupture dans la liaison. Selon lui, à l’époque de Widor, on comprenait plutôt qu’il s’agissait de phrasés expressifs. Dupuis affirme que, sous l’influence du mouvement néoclassique, il est parfois intrinsèquement difficile de se replacer dans l’état d’esprit de la pratique de l’interprétation au dix-neuvième siècle. Comme exemple de première importance, il affirme que le réflexe par défaut pour cette musique est de jouer de longues phrases legato, et donc, Dupuis a incorporé une nouvelle façon de phraser dans son édition qui reflète plus adéquatement le style d’exécution compris à l’époque de Widor. On y trouve une foule d’informations sur les « notes communes », le fait que les indications de dynamique sur la partition sont des approximations du degré d’ouverture de la boîte expressive plutôt que des niveaux de dynamique absolus, des informations détaillées sur la registration corrigeant l’ancienne hypothèse selon laquelle les mixtures et les cornets ne sont pas utilisés dans les registrations d’anches dans la musique de Widor et une explication du concept de la « fusion des voix à l’unisson ».

 

Dupuis a également décidé de s’écarter des conventions musicologiques des autres éditions récentes qui, bien qu’elles aient procédé à des révisions et à des corrections, ont laissé un très grand nombre d’erreurs et, peut-être en raison du caractère « sacré » du processus éditorial, n’ont pas réellement corrigé de nombreux autres problèmes liés à la distribution des mains, aux altérations incorrectes, aux incohérences de la registration et à d’autres énigmes musicales diverses.

 

La nouvelle édition de Dupuis se présente comme un ouvrage extrêmement pratique et très accessible pour les interprètes : une véritable leçon d’orgue développée et imprimée. En plus de produire une nouvelle édition de ce répertoire inestimable (et bien que corrigeant une pléthore d’erreurs typographiques dans les partitions), Dupuis a en outre sagement décidé que tout commentaire ou lecture alternative devrait être laissé après la fin de chaque symphonie, au moyen de notes éditoriales, afin de ne pas surcharger la partition. Cela a pour effet agréable de créer un niveau de liberté pour l’interprète afin qu’il puisse décider de la direction à prendre en toute connaissance de cause, tout en disposant d’un texte musical précis et non encombré pour la lecture. La composition du texte de cette édition est extrêmement claire et la reliure du livre est beaucoup plus orientée vers un interprète soucieux du sens pratique. Cette édition sera durable et les pages ne se détérioreront pas.

 

Quel est l’impact de tout cela sur les artistes-interprètes ? Certaines des informations présentées par Dupuis m’amènent à réfléchir à mes propres souvenirs en tant qu’interprète. Je dois admettre que dans certaines de mes expériences personnelles (lorsque je jouais la musique de César Franck, par exemple) en Australie, dans beaucoup de nos environnements relativement secs sur le plan acoustique, j’ai très certainement constaté la nécessité de « notes communes », comme on dit en français. Je dois admettre que j’ai été très surpris lorsque j’ai eu le privilège de jouer longuement l’orgue Cavaillé-Coll de Saint-Ouen, à Rouen, et d’entendre d’autres personnes jouer de l’orgue depuis le bas de la nef de l’abbaye. Ce qui m’a frappé, c’est l’incroyable clarté de l’instrument, même si l’on tente de jouer de la musique contrapuntique. Je n’aurais jamais imaginé qu’un orgue Cavaillé-Coll de cette nature (peut-être l’apogée de la production de Cavaillé-Coll ?) puisse se prêter à une clarté aussi incroyable ou qu’il soit destiné à le faire. Je me suis ensuite rendu compte que, bien sûr, même dans un environnement acoustiquement réverbérant aussi vaste que l’abbaye Saint-Ouen de Rouen, en raison de cette clarté, il était encore tout à fait nécessaire (en jouant de la musique, par exemple, de Franck et même de Widor) d’utiliser les mêmes techniques de « notes communes ». En étudiant cette école essentielle, j’ai également réfléchi à d’autres aspects de l’interprétation, tels que la fusion des voix à l’unisson. Bien sûr, cela peut être légèrement problématique dans une acoustique très sèche, mais je pense néanmoins qu’après analyse, c’est un point très valable.

 

Il y a bien sûr des problèmes si on essaie de jouer certaines de ces musiques sur des orgues anglais, surtout si l’on joue, par exemple, un orgue anglais à trois claviers avec un clavier « choir » typique (qui n’est en rien comparable au grand clavier secondaire que les Français appellent le positif — et bien sûr, cela ne devrait pas être le cas, ce sont des écoles de facture d’orgue très différentes). De même, bien qu’il y ait des boîtes expressives incroyablement efficaces sur certains orgues anglais (St Paul's Cathedral, Melbourne), le timbre des orgues français est tout à fait différent, et la construction des boîtes expressives est tout aussi différente. Il faudrait donc procéder à certaines adaptations pour obtenir la même réalisation du contraste dynamique que celle imaginée par Widor. En fait, l’orgue de Sainte-Sulpice à Paris, où une grande partie de cette musique a été conçue, est peut-être vraiment unique en son genre. D’une part, il possède une boîte expressive incroyablement réussie, perchée très haut au-dessus du buffet principal de l’orgue, touchant presque le plafond de l’édifice. Il se trouve dans la position la plus optimale de toutes, et pourtant, de façon atypique, par exemple pour l’orgue de Sainte-Clotilde, il conserve également de nombreux jeux de mixtures de l’orgue historique préexistant de 1781 de Clicquot que Cavaillé-Coll a choisi d’incorporer dans son nouvel instrument.

 

Je pense que la remarque de M. Dupuis sur la nécessité de rétablir l’état d’esprit du dix-neuvième siècle lorsque nous interprétons la musique de Widor est tout à fait valable. Par contraste ironique, la préface de Widor est plutôt curieuse dans ses notions sur le style des orgues qui ont précédé les orgues symphoniques français. Il dit, curieusement, que les anciens orgues n’avaient pratiquement pas d’anches. En fait, beaucoup d’orgues classiques français avaient une multitude d’anches et bien qu’il vante les vertus de la machine Barker pour la mécanique de Sainte-Sulpice (qui est bien sûr très adaptée à la musique qu’il a écrite), il y a néanmoins beaucoup de beaux exemples de mécanique française suspendue, qui conviennent idéalement au répertoire des XVIIe et XVIIIe siècles avec sa pléthore de riches ornementations ou « Les Agréments ». Widor faisait peut-être référence à des orgues allemands plutôt que français, mais ceux-ci comportaient souvent de nombreux jeux d’anches, comme sur les orgues Schnitger.

 

D’un point de vue purement pratique, et pour illustrer une fois de plus la raison pour laquelle Dupuis a ressenti le besoin d’une nouvelle édition, il convient de comparer l’édition Dover de la Symphonie Gothique dans le deuxième mouvement, l’Andante sostenuto, avec la nouvelle interprétation de  Dupuis. Dans l’édition Dover (qui est basée sur la version originale de Hamelle), les deux mains commencent au grand orgue alors que dans l’édition de Dupuis, il a choisi d’attribuer la main droite au grand orgue et la main gauche au récit parce que cela améliore grandement le contraste des timbres et permet à la mélodie de s’élever au-dessus de l’accompagnement. Il s’agit d’un ajustement éditorial modeste, mais qui transforme l’œuvre. Dupuis justifie ce changement par le fait qu’il existe un enregistrement de Widor lui-même faisant exactement cela. Nous disposons donc d’une source primaire pour justifier ce changement.

 

Pour étayer l’affirmation de Dupuis selon laquelle les phrases de la musique de Widor sont généralement imaginées comme beaucoup plus longues (et que les liaisons indiquées dans les partitions originales étaient des moyens expressifs) plutôt qu’une indication de respirer à la manière des bois ou des cuivres, il suffit de regarder les premières mesures du « Banquet Céleste » d’Olivier Messiaen, écrites en 1928, donc à une époque où Widor était encore bien vivant, mais où la composition prenait une direction entièrement nouvelle. Par rapport à la musique d’orgue ultérieure de Messiaen, il s’agit d’une pièce relativement « conservatrice » à certains égards (elle utilise toujours une tonalité, un phrasé romantique, une notation traditionnelle) et pourtant révolutionnaire à d’autres égards. À la fin de la deuxième mesure, notre sensibilité « moderne » pourrait instinctivement imaginer qu’il y a une respiration, mais Messiaen indique clairement qu’il n’y en a pas par son phrasé. Il s’agit peut-être d’un dernier clin d’œil à la poursuite du style legato absolu initié par Lemmens.

 

Je ne peux que recommander cette nouvelle édition des symphonies pour orgue de Widor. Dupuis apporte à l’interprète une clarté et une reconstitution du style authentique de Widor qui ont peut-être fait défaut dans certaines éditions antérieures qui cherchaient simplement à réimprimer du matériel préexistant souvent inexact sans faire le pas courageux d’une révision constructive et délibérée.

 

Kurt Ison in Sydney Organ Journal, pages 45 - 46 (traduit de l’anglais)

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